Dernier jour, celui du grand départ. Enfin les envahisseurs délaissent cette terre, l’esprit tendu déjà vers un autre carnage. Tu es venue à moi, droite et dure, tu es venue me prendre. J’ai quitté le camp, malgré les ordres, dont personne ne semble plus se soucier. Terminé, tout cela. La guerre s’est éteinte d’elle-même, étouffée sous ses propres cendres.
Le feu dans ton regard n’en saurait être atteint. Je marche à tes côtés, comme un homme suit son ombre quand le soleil lui souffle dans le dos. Nous passons ton village, nul n’ose porter sur nous les yeux ; nous traçons un sillage de rumeurs, qu’engloutissent bientôt les murmures amoureux de la vaste forêt. Brûlée par endroits, mais bien vivace encore, à chaque foulée sa présence nous saisit, plus sonore ; elle étouffe nos pas dont le rythme s’accorde, nous désunit pourtant, te détourne de moi. Je quête ton sourire, je t’offre tous les miens sans espoir de retour. Je suis coupable envers ton peuple, d’être venu, d’être là. Coupable dans ton cœur, de vous quitter déjà.
Ce soir. Ce soir, le conquérant se retire, piteux. Dès ce soir, le froid d’un long sommeil prend possession de mon corps, loin de ce feu dans ton regard, loin de tes colères qui m’ont ouvert les yeux. Cette terre t’appartient, qui servit de retraite à tes ancêtres rejetés par les miens. Vous l’avez apprivoisée, c’est en toi qu’elle s’incarne. Pleinement. Et je l’aime, à travers toi.
Je vous aime, étrangères. Plus fort encore que je ne vous ai meurtries. Tu l’as senti, toi aussi, qui m’as arraché aux miens, à mon héritage, qui a fait de moi un renégat dont se détournent les regards. Trop tard. Qui se soucie encore de ces rébellions ridicules ? La guerre se meurt, la guerre s’est dévorée. Cette terre, ce soir, vous sera retournée. |
La mer. À l’orée de la forêt, sous nos regards entretissés. Son immensité, vers laquelle tu t’élances. Moi, sur tes pas. Je me rappelle… Chaque mouvement martèle mon cœur, déchire. Lames salées du souvenir, larmes marines, saveur amère dans le vent, dans la course, toi devant.
Tu t’arrêtes, net ; eau forte, ta fluide silhouette se fige. Le pied sur la pierre, tu te dresses et semble seule. Tes regards sont perdus dans les brumes du temps. Tes regards, c’est la nuit, c’est tout ce qui m’aspire à toi, parfois semés d’étoiles, scintillants et parfois, mats et polis comme l’ébonite.
Comme ta chevelure, qui assombrit le vent. Je serre ton cœur entre mes bras. Tu ne m’appartiens pas, je le sais et tu sais, je n’ai jamais voulu ça. Tu ne sais pas. Je n’ai jamais voulu que ça. J’ai peur, moi aussi. Je te réclame et je t’admire ; tu avais besoin de ce regard qui te souligne — t’illumine. Je ne fais qu’esquisser tes contours.
Esprit et corps, je te sers. Un peu plus fort, je te serre. Présence. Violence, mémoire s’impose, d’un autre soir : le débarquement. Moi, un casque parmi d’autres, le métal moite d’une arme entre des mains qui tremblent. La déferlante guerrière, le feu déchirant la nuit. Une même sueur qui se répand sur un corps étranger, qu’il viole en croyant l’honorer, qu’il profane jusque dans ses femmes — dans ses hommes aussi, souvent, quand ne s’étant heurtés à aucune résistance, les soldats amers, mes frères, de ceux-là dont ma vie dépend, quand mes camarades ne trouvant à épancher leur rage dans le sang des combats s’abreuvent à celui des pillages.
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