par Pierre Fauvel
Entrons dans le vif du sujet. Tu as choisi
pour ton "Le temple sous la lune" (Emblème - Extrême Orient) la
situation d'un mythe traditionnel Chinois. Pourquoi ce choix ?
Plusieurs de mes meilleurs amis ont été soit des ABC (American
Born Chinese) soit, plus souvent, des émigrés chinois ou taiwanais.
C'est un milieu que j'ai fini par connaître suffisamment pour en
parler, pour le "mettre en scène" par fragments sans trahir, sans
caricaturer surtout. Dans le cas des nouvelles "Le Crabe et la Fée"
et "25¢", cela m'a procuré une base solide pour le pôle "réalité" de
l'histoire, sans lequel le pôle "irréalité" (c'est à dire,
surnaturel ou imaginé par le narrateur, le choix est laissé au
lecteur) aurait été sans force. Aussi, plus simplement, c'était
une manière de saluer mes amis de souche chinoise, voire de les
remercier. Enfin, cela fait sans doute aussi partie d'une obsession
plus générale. Un aspect de mon mythe personnel (c'est à dire, de ce
qui m'a construit), comme on en a tous un. En un sens, avec "Le
Temple sous la lune", j'ai voulu pousser un peu plus loin : j'ai
voulu écrire une histoire qui, contrairement au deux précédentes, ne
pouvait être que chinoise. Non seulement le pôle "réalité" est-il
ancré solidement dans un aspect de la Chine (historique, cette fois)
mais le pôle "irréalité" aussi. L'histoire n'emprunte pas seulement
ses personnages et son cadre à l'Empire du milieu : son intrigue
même n'existe que par rapport à des croyances spécifiques, dont
certaines survivent encore (quoique difficilement, et plus à Taiwan
qu'en Chine populaire, sauf peut-être Hong Kong).
Es-tu "possédé" par la Chine comme je le suis par le Japon
?
En fait, si le passé, le folklore de la Chine m'intéressent plus
que ceux du Japon, j'éprouve aussi de l'intérêt pour ce pays, mais
plus moderne : des amitiés et la pratique des arts martiaux, là
encore, et aussi un intérêt boulimique pour les anime : j'en ai vu
plus cette année que n'importe quoi d'autre en cinq ans (je n'ai pas
la télé). Aussi, si l'on veut remonter un peu plus loin, j'ai
pratiqué plusieurs arts martiaux (japonais, coréens, chinois, même
brésilien) depuis que j'ai treize ou quatorze ans, et notamment
l'aikibudo et le karaté. Aujourd'hui, je pratique encore karaté,
taekwondo et kung-fu.
Es-tu déjà allé en Chine ?
Non, mais à Taiwan oui : j'y ai presque décroché le premier rôle
masculin dans un film. Après un mois d'audition, après la dernière
audition, j'ai même eu droit à ma photo dans un des nationaux à gros
tirages, annonçant ma future participation. Hélas, le journaliste
s'était un peu avancé, comme j'ai eu la très désagréable surprise de
l'apprendre deux jours après.
Comment as-tu pu trouver ton originalité malgré la contrainte
de ce folklore et de ce mythe "classique" ?
Mon objectif premier était la fidélité, cette fois, plus que
l'originalité. L'originalité se situe d'abord au niveau des rôles
que remplissent (au sens taoïste du terme, pourquoi pas) les
personnages, rôles qui les définissent les uns par rapport aux
autres, rôles qui ne sont pas ceux pour lesquels ont pourrait les
penser faits. Ensuite, il y a l'aspect artistique*cosmique final,
qui est un mélange de sensibilité asiatique et de romantisme
européen (celui de Hugo, de Baudelaire, etc.).
Une question un peu provocante - Léa Silhol est une icône de
la hard fantasy - A quoi cela sert-il de coller à des croyances ou à
des mythes préexistants ? Il n'y a jamais rien de nouveau sous le
soleil, on ne fait jamais que de réinventer les archétypes, certes,
mais pourquoi coller à des mythes précis avec tant de fidélité ?
Parce qu'ils ont de la force. Avec Jung, on pourrait parler
d'inconscient collectif : les mythes qui ont participé à la
formation de l'homme, les légendes qui l'ont vu grandir, ont acquis
un pouvoir que les inventions individuelles ne sauraient égaler.
L'œuvre de Tolkien elle-même tire une grande partie de sa magie de
son emprunt à des mythes et légendes préexistants. Si se baser
sur des faits [historiques] réels confère de la substance à un
récit, se baser sur des mythes/légendes revient à leur emprunter un
peu de leur pouvoir. Aussi, on peut considérer, de façon plus
prosaïque, qu'emprunter au réel comme à des mythes/légendes permet
de s'imposer un cadre. On se prémunit contre les dangers d'une
imagination qui, laissée trop libre, risque de s'évader dans le
n'importe quoi. C'est pour une raison semblable que Baudelaire,
contrairement à Rimbaud qui le lui reprocha, appréciait les règles
assez strictes de la poésie traditionnelle (même s'il écrivit aussi
des poèmes en prose).
Dans "Le crabe et la fée", le fond de la situation est très
ancré dans le réel, pas spécialement joyeux, et l'apparition
surnaturelle ressemble à une allégorie. Es-tu (comme je le suis)
condamné à écrire du fantastique "freudien", i.e. avec un moteur
réel, une sorte de refoulement du réel ?
C'est marrant, parce qu'en tant qu'universitaire, j'ai eu
l'occasion de voir publié un (bientôt deux) article faisant appel à
la critique psychanalytique - critique littéraire inspirée des
travaux de Freud, Jung et Lacan, principalement. Mais j'y touche
avec des pincettes, et ces deux articles portent sur l'œuvre d'un
auteur qui a plusieurs fois souligné l'impact de la psychanalyse (et
des théories psychanalytiques en général) sur son écriture. En ce
qui concerne la mienne, d'écriture... En réalité, cette interview
est bien la première occasion que j'ai de réfléchir là-dessus,
rétrospectivement. Non, je ne fais pas toujours appel au réel pour
m'en échapper ou pour l'ébranler (même si j'aime ça) par une saine
infusion de surnaturel. "Le Temple sous la Lune" appartient plus au
domaine de la fantasy que du fantastique (même si le terme de
fantasy, en langue anglaise, recouvre le domaine de notre
fantastique) et mes deux premiers textes publiés ("Etat de crise" et
"Comment j'ai sauvé la Terre des Martiens") étaient des textes de
sci-fi (science-fiction qui penche beaucoup plus vers la fiction que
vers la science). Ceci dit, se placer dans le réel procure une
base solide. C'est un atout dans le cas d'une nouvelle, forme trop
courte pour permettre la mise en place d'un univers "autre" et
cependant cohérent, convainquant. Se baser sur le réel, un réel que
l'on a expérimenté ou sur lequel on s'est bien documenté, permet de
lancer l'histoire plus rapidement, sans avoir à passer beaucoup plus
de temps sur le décor que sur l'intrigue. Ledit décor peut être
exotique pour la plupart des lecteurs (ainsi dans "Le Temple sous la
lune" mais aussi dans "Le Crabe et la Fée" et "25¢"), il ne
s'affirme pas moins réel : emprunté à notre réalité, présente ou
passée, sur un continent ou l'autre. L'effort requis pour y croire,
donc pour entrer dans l'histoire, donc pour croire à l'histoire
elle-même dans le temps de la lecture (ce que les anglo-saxons
appellent voluntary suspension of disbelief), est naturellement
moindre.
Qu'est-ce que tu as besoin d'avoir vécu pour pouvoir le rendre
dans tes textes ?
Difficile à dire. Il s'agit moins de connaître les faits que de
connaître l'âme (un bien grand petit mot, mais bon...). J'ai
fréquenté des Chinois appartenant à des générations très différentes
: certains ne parlaient qu'anglais (nombre d'ABC, en réalité,
parlent chinois, mandarin ou cantonais, mais ne savent pas l'écrire)
et d'autres ont connu la Chine alors qu'elle était encore appelée un
empire. Certains vivent encore les coutumes anciennes, alors que
pour d'autres elles ne sont plus que folklore. Reste que, même sous
forme de folklore, ces coutumes perdurent. Contrairement aux
français, très dispersés même s'ils ont leurs points de rencontre,
les Chinois hors de Chine tendent à se regrouper (d'où les
chinatowns de New York, Paris...). Ils parlent alors chinois plus
souvent que la langue de leur pays d'adoption (ou même natif) et
gardent vivantes leurs coutumes, sinon toujours leurs croyances.
J'ai été invité à partager des repas, des coutumes, même des
religions/philosophies. J'ai lu les "quatre grands" de la
littérature chinoise (en traduction, hélas) et je parle un brin le
chinois mandarin. Je pratique différents styles de kung-fu, ce qui
est aussi mettre une philosophie en action. Cela ne fait pas de moi
un enfant de la Chine, bien sûr, mais j'ai néanmoins l'impression de
comprendre/ressentir cette culture... mieux que d'autres, parmi
toutes celles auxquelles je suis confronté quotidiennement (si
j'aime New York, c'est en grande partie pour son cosmopolitisme).
Le fantastique est presque absent de ton "25¢", où il s'agit
plus d'une attitude "mystique" que de surnaturel. La nature de la
publication l'imposait peut-être. Penses-tu évoluer vers d'autres
formes de texte extra-oxymoriennes (polar, roman historique, roman
"tout court", ...) ?
Pour en revenir à ce que je disais (plus haut, en réponse à ta
question sur le fantastique "freudien") : en un sens, en laissant la
décision au lecteur, plutôt que de m'évader du réel, ce que j'essaye
de faire, c'est sans doute d'inviter l'imaginaire dans ce réel - le
mien, le nôtre. Il en a bien besoin, trop souvent. Tu ne trouves pas
? Mon imagination tend à puiser dans le surnaturel, légendaire ou
symbolique. C'est le genre d'écriture que je préfère, même si rien
ne dit que je n'en tenterai pas d'autres. En fait, c'est déjà fait :
il y a deux ans, "Sur la digue" (un récit contemporain à ma nouvelle
"Le Crabe et la fée") est devenu le premier texte en prose
récompensé d'un prix poétique par la plus ancienne société
littéraire en Occident : l'Académie des Jeux Floraux (1323-). Le roi
(prince consort) du Danemark était présent à la cérémonie et tout et
tout. Je me retrouve maintenant sur une liste qui compte Ronsard,
Lamartine, Hugo... Oui, c'est ça, tout en bas du bas de la liste.
Mais enfin, si ça écrase un peu, ça fait quand même plaisir aussi.
Que cherches-tu à exprimer, dans tes textes ? Y-a-t il des
sujets récurrents (ne serait-ce qu'a posteriori) ? (J'emprunte la
question à Jess Kahn dans son interview d'Armand Cabasson.)
L'espoir dans le désespoir, peut-être ? Un doute regardant le
réel ? La volonté du doute, comme faisant partie de l'espoir même ?
L'ironie, toujours un peu cruelle ? Juger m'est difficile : je reste
au centre de mes textes ; je peux les comparer, dans une certaine
mesure, mais pas vraiment les mettre en parallèle, ni mettre au jour
ce qui les sous-tend.
Mets-tu consciemment de toi (des événements vécus ou des
individus rencontrés) dans tes personnages ? Comment conserves tu la
distance nécessaire pour "travailler" l'histoire, la rendre
"dramatique" et "pro" ?
Pour ne considérer que les fictions... oui, ça m'arrive. J'évite
de m'incarner dans aucun personnage en particulier mais il est
inévitable que certains aspects de ma personnalité se trouvent plus
clairement reflétés dans tel ou tel (ainsi de l'ermite dans "Le
Temple sous la lune"). Et bien sûr, pour ce qui est des événements,
j'ai vécu ceux décrits dans "25¢". La distance est effectivement
nécessaire, si elle ne doit pas non plus être trop grande. Je la
conserve assez naturellement parce que... peut-être parce que je
conserve une certaine distance par rapport à ma propre vie. Ce
n'est pas tellement que je reste à la surface des choses que le fait
que j'aie du mal à y participer. Il y a quelques années, j'ai eu
l'occasion de me sentir vraiment présent/vivant ; j'écrivais alors
énormément, mais dans les creux (les temps morts, ou de rebond) et
des lettres, pas de la fiction. Et puis là aussi, même là, il y a
avait du jeu, du ludique et du théâtre, donc de la distance. Je
crois que c'est ça : j'existe dans une distance théâtrale par
rapport aux choses, qui me permet de les ressentir mieux quand je me
mets en scène (dans le réel) ou que je les mets en scène (à l'écrit)
: quand je les intériorise par le biais de l'écriture, que je les
transpose de la scène du vécu à la scène du fictif. On peut aussi
songer à ce que disait le Sartre de La Nausée : on ne peut pas vivre
et écrire. C'est un peu le "chien qui aboie ne mord pas" (puisqu'il
ne peut à la fois mordre et aboyer) : on ne saurait à la fois être
acteur (en action, de sa propre vie) et auteur, pas en même temps.
Il n'y a pas d'écriture réellement performative. Soit on vit, soit
on peut inventer des vies ou réfléchir sur la sienne (ce qui est
déjà une forme d'écriture, ou de réécriture du réel), mais pas les
deux à la fois... à moins d'être le Baron de Münchhausen ! Reste
qu'action et réflexion sont tous deux sont nécessaires pour que l'on
ait conscience de vivre.
Par rapport à l'écriture, essaies-tu de rester, aussi, à la
"surface", cherches-tu à capturer l'inspiration spontanée ou bien
construis-tu tes textes, articulés depuis le début, selon le "plan"
? Peut-être as-tu testé des modes plus nuancés ?
J'ai suivi un plan précis, une fois, pour un roman. Je l'ai
terminé, en m'emmerdant profondément, avec pour résultat un texte
tout aussi chiant à lire. Non, ça ne marche pas comme ça : pour un
bon texte, je sais où je vais, mais je ne connais pas chaque pas du
chemin. Pour "Le Crabe et la Fée", par exemple, la première phrase
m'est venue sous la douche, la dernière peu après, et j'ai aussi
noté deux-trois trucs qui pouvaient me servir de points de repère
(ou d'aide-mémoire), mais ensuite, je me suis mis à écrire pour
découvrir le reste : ce qu'il y avait entre ce début et cette fin,
en passant (mais quand, mais comment) par ces quelques
scènes-repères (scènes virtuelles, que je ne me prive pas
d'escamoter si c'est ce que le récit, finalement, réclame).
As-tu quelque chose à ajouter ?
Je m'attarde longuement dans cette interview sur des procédés et
mécanismes d'écriture (conscients ou inconscients) sur lesquels je
ne me triture pas ordinairement. Certes, il m'est arrivé d'y
réfléchir, mais pas quand j'écris. Ou pas de manière aussi
délibérée. Trop réfléchir/théoriser a priori (trop planifier) n'a
jamais ouvert, pour moi, que sur des textes insipides. Maintenant,
j'essaie seulement de me mettre à l'écoute de mon plaisir d'écrire.
(Ecoute, c'est le cas de le dire, étant donné l'attention que je
porte au rythme, aux sonorités.) Il ne s'agit pas simplement de
"se laisser aller", bien sûr. Il s'agit plutôt d'assimiler (des
règles, ne serait-ce que celles de la grammaire, certains procédés)
afin de n'avoir plus à y penser, comme un pianiste qui travaille à
réduire la distance consciente entre ses doigts et le clavier. Il
travaille jusqu'à ce que le travail s'en aille, jusqu'à ce que
l'effort s'efface et laisse place à la musique.
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Pierre-Alexandre
(28 ans) fut, tour à tour informaticien, concepteur de
sites web, traducteur. Il enseigne le français à New
York University. Il a publié des articles de critique
littéraire, il a obtenu un prix poétique, en 2000, de
l'académie des jeux floraux (à Toulouse, sa ville
natale, en la présence de son Altesse le Prince Henrik
du Danemark) pour son texte en prose "Sur la digue".
Bref, il court tout le temps. Et malgré cela, il a
trouvé le temps de publier deux nouvelles chez Oxymore,
"Le Crabe et la fée" (Il était une fée) et "Le
Temple sous la lune" (Emblème Extrême-Orient). Il
se plaint de ne plus avoir le temps d'écrire, mais Dieu
sait ce qu'il nous réserve.
Pierre Fauvel (30 ans), auteur de "L'ombre
d'un regret" dans le même Emblème Extrême-Orient,
et concierge notoire fut, d'abord, intrigué par la bio
de P.A. sur le site d'Oxymore, à peu près aussi
cryptique que la sienne. Il décida donc de
l'interviewer. Le pauvre garçon ne savait pas qu'il ne
faut pas donner de détails personnels à l'individu
derrière les barreaux de la cellule (cf Le silence des
Agneaux).
Pierre-Alexandre chez l'Oxymore :
Il était une Fée ('Le Crabe et la
Fée')
Emblèmes #6 ('Le Temple sous la
Lune')
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